D’un côté, Régis Fayette-Mikano alias Adb Al Malik, passé d’un rap classique au Slam orchestrée de manière dépouillée au cinéma (Qu'Allah bénisse la France dont Laurent Garnier avait d'ailleurs participé à l'élaboration de la B.O, ndlr) en passant par l’écriture (Le Dernier Français...). De l’autre, Laurent Garnier, le parrain de la musique électronique mondiale, conteur d’histoires sur platines (ouvert à toutes les musiques), bâtisseur d’ambiances, chef d’orchestre capable de faire cohabiter l’organique et la création numérique (It’s Just Musik à la salle Pleyel), mais aussi chroniqueur-héros et metteur en scène d’une Histoire de la Techno (son livre Electrochoc va faire l’objet d’une adaptation sur grand écran).
Et là, finalement, on en vient sérieusement à penser que ces deux-là étaient fait pour se rencontrer, s’entendre et même collaborer (de manière plus approfondie) sur un projet commun dans lequel chacune des parties arriveraient à apporter ses pierres d’influences, croiser son ciment et ses eaux de sources pour parvenir à la construction d’un édifice à l'esthétique moderne et aux fondations solides. Le résultat de cette entreprise inédite (ou presque) s’appelle donc Scarifications (Gibraltar / Le Label). Soit treize titres à l’enveloppe plutôt sombre et aux agencements textuels travaillés et ciselés.
Première impression, on sent indéniablement la patte Laurent Garnier dans les productions (on imagine déjà une version instrumentale...). Le triptyque basses lourdes - kicks puissants - charleys métronomiques exécutés en 4/4 (ce qui est assez rare pour lui) et combinés sur des phases alliant Hip-Hop et Break Beat rappellent parfois les expérimentations menées sur The Cloud Making Machine (2005). Deuxième effet remarquable, Abd Al Malik s'est remis à rapper de façon académique et a drastiquement diminué la pratique du Slam, ce qui n'est pas pour nous déplaire.
1. Allogène (J'suis un Stremon) ** : Premier "single" balancé comme avant-goût de l'album et finalement assez représentatif de ce qui vous attends tout au long de cette expédition souterraine. Une évidente réussite.
2. Daniel Darc ** : Rythme lent, ambiance lourde pour cet hommage au chanteur disparu le 28 février 2013. Un artiste qu'Abd Al Malik avait croisé en 2008 sur le plateau de Taratata lors d'un duo où ils reprenaient, de façon étonnante en mêlant couplets Rap et parties chantées, le Walk On The Wild Side de Lou Reed. "Précisément, désespérément, je suis le roi du Rock, perfecto, tout de noir vêtu, blanches sont mes vertus..."
3. Jamais Je t'aime *** : Une chanson d'amour un peu chaotique portée par Abd Al Malik et son épouse, la chanteuse Wallen. Et un habillage sonore de haut vol, lancinant et rageur, down-tempo et vibrant.
4. C'est comme ca ! **** : Débit mitraillette pour Abd Al Malik, augmentation des BPM pour Garnier et atmosphère de course contre la montre pour décrire "ce monde est une tombe, ce monde est une bombe..."
5. Stupéfiant *** : On garde le rythme sur ce morceau taillé dans la rage incarné par le flow incantatoire du rappeur. Le tout soutenu par une programmation
6. Tout de noir vêtu ** : Des nappes qui tiennent la note sur la longueur et une rythmique qui résonne comme un fracas. Par dessus, des "C'est comme si..." répétés en boucle Abd Al Malik ponctué par des couplets rappés par Wallen et Mattéo Falkone qui a participé à plusieurs projets du groupe N.A.P (La fin du monde, Boulevards des rêves brisés...).
7. Initiales CC *** : Un titre très électronique, robotique et saccadé. Presque industriel. Abd Al Malik se charge d'incarner avec brio ce retour sur les années passées.
8. Redskin **** : Un peu de calme dans cette intense tempête. Abd Al Malik retrouve Wallen sur une mélopée qui évoque la nostalgie. Et notamment le duo dionysien NTM auquel il rend hommage. On peut entendre ainsi "Je rap", "Seine St Denis - Strasbourg, même pédigré" ou encore "Evitant tout erreur, j'attaque avec saveur, fouettant l'auditeur, le touchant en plein coeur..." comme un clin d'oeil au titre phare de la compilation Rapattitude (1990).
9. Rain Man *** : Vrombissements, nappes diffuses et une instru toujours aussi éclairée et maitrisée. Abd Al Malik y croise la rime avec Mattéo Falkone. Sombre encore.
10. A contretemps ** : On prend les même et on recommence. Malik et Falkone à la parole, Garnier qui poursuit son expérimentation méthodique avec une inspiration sans faille.
11. Love U ** : Un titre que l'on imagine doux vu l'intitulé, mais pas vraiment. Car si l'on parle d'amour, celui-ci se trouve encore contrarié dans cette répartition des sentiments entre hommes et femmes. Le tout dans un environnement une fois de plus bien dark.
12. Roi de France ** : Basse appuyée, débit rapide, belle instru entêtante.
13. Juliette Greco **** : On finit tout en douceur et en apothéose avec ce titre (sans doute le meilleur) aux accents R'n'B et soutenu par des notes de piano. Abd Al Malik revient l'espace de quelques mesures au Slam et alterne avec des parties rappées. Un mélange qui donne du rythme et de l'épaisseur au propos. Une bien belle conclusion sous forme d'hommage. Instants magiques.
T.G
Une aventure touchante et émouvante, un album hors du temps, presque hors norme qui parvient à réunir deux univers que trop de gens s'obstinent encore à opposer. Laurent Garnier, visiblement très habité par le projet, y réalise un sans faute avec des compositions léchées, puissantes et sensibles. Abd Al Malik, lui, se montre finalement fidèle à lui-même, solide dans l'art de scander des textes toujours très réfléchis et campé avec persuasion. On aurait peut-être aimé plus de fantaisies et de prises de risque dans son flow (il y en a trop peu). Mais au final, cette collaboration tourne à plein régime et ne s'essouffle que très rarement. Ces Scarifications marquent et écorchent les esprits.
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